145.
Le projecteur s’éclaire d’un coup, illuminant l’arène centrale.
Tous les membres de la GLH sont là.
Les deux journalistes scientifiques sont amenés dans la grande salle du temple. Ils portent une tunique blanche, une cape blanche, et un masque à mimique neutre.
Eh bien nous y voilà, songe Lucrèce.
Ils s’assoient dans les grands fauteuils posés sur le ring, et on les sangle avec des courroies en cuir.
Deux assistants en cape rose clair installent les deux pistolets Manurhin PP 22 long rifle sur trépied, le canon dirigé vers leurs tempes.
J’ai un mauvais pressentiment, songe Lucrèce.
La Grande Maîtresse monte sur l’estrade. Elle porte son masque violet hilare et sa cape de même couleur. Elle annonce d’une voix sentencieuse :
— Aujourd’hui est un jour spécial. Nos deux candidats à l’entrée en GLH ont en effet bénéficié de la plus rapide initiation de notre histoire. 9 jours. Peut-on apprendre à être drôle en 9 jours ? Nous allons bientôt le savoir.
La salle émet une rumeur d’approbation.
— Qu’on procède sans plus attendre au duel de PRAUB. Honneur aux femmes. Que Lucrèce Nemrod commence.
À travers les trous d’yeux de son masque, la jeune journaliste scientifique observe son adversaire, puis elle ouvre les hostilités avec une blague sur des lapins priapiques.
Torpille larguée.
Isidore lâche un rire presque de politesse qui le fait monter à 9 sur 20.
À son tour il envoie une blague sur le thème de l’exode des paysans, qui provoque chez son adversaire une montée de 8 sur 20.
Bon, maintenant les présentations sont faites. Il ne cherche pas à me détruire. Cela ne va pas être un blitzkrieg mais une guerre de tranchées. Nous allons combattre centimètre de rire par centimètre de rire.
Lucrèce enchaîne avec une blague sur les homosexuels qui fait monter le compteur d’Isidore à 10 sur 20. Ce dernier répond par une blague sur les blondes nymphomanes qui fait monter son adversaire à 11 sur 20.
Finalement nous sommes dans le prolongement du jeu des trois cailloux. Il faut prévoir ce que l’autre va dire. Et donc se poser la question « Qu’est-ce qu’il pense que je pense qu’il pense… ».
Isidore est à ma portée. Si ce n’était pas aussi lourd de conséquences je serais heureuse de lui montrer que j’ai compris comment il fonctionne et que je peux le battre sur son propre terrain.
Elle envoie une blague sur les chiens d’aveugles. Le galvanomètre d’Isidore redescend à 7 sur 20.
Zut, j’ai oublié que les blagues sur les aveugles peuvent être mal prises.
Isidore réplique par une blague sur les pingouins cocaïnomanes qui entraîne chez son adversaire un vrai début de rire à 13 sur 20.
C’est affreux je ris pour m’excuser de la blague précédente.
Toute l’assistance impatiente tape des pieds.
Tant pis, Isidore, c’est trop tard. Advienne que pourra, je ne maîtrise plus cette enquête qui a mal tourné. Cette démence me dépasse, alors je ferai tout pour sauver ma peau, même si c’est au prix de la tienne.
Lucrèce sent à nouveau la sueur qui dégouline dans son dos.
Avant tout je dois être forte. Il faut visualiser mon esprit comme une citadelle. Cette citadelle est protégée par de hauts murs épais. En haut de ces murs il y a une catapulte. Je dois lancer les rochers sur la citadelle voisine. De gros rochers.
Elle lance une blague sur Dieu. Qui fait un dégât de 14 sur 20 sur la citadelle cérébrale voisine. Isidore ne peut réprimer un début de rire.
Ça y est j’ai trouvé une faille.
Il a déjà un rapport particulier avec Dieu. Il le craint.
Il réplique avec une blague sur la mort qui provoque la même brèche de 14 sur 20 chez Lucrèce.
Je dois renforcer mes défenses. Vite. Consolider tout ça avant que la brèche ne s’agrandisse.
Dans son esprit, en même temps que des soldats maçons vont réparer le trou, de nouveaux serveurs de la catapulte placent un projectile, cette fois de l’étoupe enflammée : une blague sur les hommes ayant de l’embonpoint.
S’il a le moindre complexe sur son poids, ça pourra faire des dégâts.
En effet Isidore monte à 15 sur 20.
Ça fonctionne. Il faut être plus précis dans les tirs. Je dois utiliser ma connaissance particulière de cet être pour cibler davantage. Donc selon moi 1) s’il me refuse c’est qu’il a peur des femmes ; 2) c’est qu’il a peur de lui-même ; 3) c’est qu’il est stupide.
Lucrèce sort une blague sur un homme qui a peur des femmes et qui se révèle stupide. Le projectile enflammé jaillit de sa muraille, vole haut dans les airs et franchit la muraille adverse pour mettre le feu aux habitations.
16 sur 20.
Isidore, à nouveau, débute un rire légèrement plus fort que le précédent, rapidement maîtrisé.
De son côté, le journaliste scientifique a compris qu’il devait s’adapter.
Sa blague est celle d’un homme qui sort avec une fille de vingt ans plus jeune.
À la fin l’homme est ridicule.
La salle surprise retient son souffle.
Il me fait le coup de l’autodérision en se mettant lui-même en scène à la mauvaise place. En se moquant de lui-même il me prend de court.
Lucrèce sent qu’une envie de rire monte. Elle pense rapidement à tout ce qu’elle connaît de triste. Elle revisualise la scène d’humiliation avec Marie-Ange.
Heureusement que Stéphane Krausz m’a appris à utiliser le petit frein et le grand frein. Là il faut tirer très fort le frein à main sinon je pars dans le décor.
Son rire monte mais elle arrive à le stabiliser à 17 sur 20.
Moi j’utilise une catapulte mais lui utilise une grosse arbalète dont la pointe est plus précise, donc plus perforante.
Elle visualise désormais sa citadelle avec une énorme brèche qui va être difficile à combler.
Il joue sur mes affects. S’il nous remet en scène dans la prochaine blague en se donnant le rôle ridicule je risque de ne pas tenir.
Sur les créneaux de sa muraille elle fait venir une nouvelle catapulte à trébuchet qui par un important contrepoids devrait lancer des projectiles plus volumineux.
Non. Je vais le combattre avec ses propres armes.
Elle range sa catapulte et fait venir une arbalète géante.
Elle sort une blague sur une jeune fille gérontophile qui veut à tout prix faire l’amour avec un homme de quarante ans plus âgé. À la fin c’est la fille qui est ridicule.
Isidore est surpris, mais moins que Lucrèce.
Il monte jusqu’à 16 sur 20.
Ne pas copier. Innover. J’aurais dû m’y attendre, vu qu’il a utilisé l’autodérision contre moi il s’attendait à ce que je l’utilise contre lui.
Isidore répond par une blague anodine sur les journalistes.
L’impact est moindre. 13 sur 20.
Il calme le jeu. Ou alors il a besoin de temps pour préparer un gros coup.
La jeune fille ajoute un mur de protection supplémentaire : antidérision, antiblagues personnelles.
Dans les minutes qui suivent, Lucrèce envoie une blague sur les écrivains (impact 14 sur 20). Isidore sur les coiffeurs (impact 16 sur 20). Lucrèce frappe avec une blague sur les pannes sexuelles (impact 15 sur 20).
La salle retient son souffle.
Les deux challengers déploient des trésors d’ingéniosité pour se frapper et se contrer mais le combat dure.
— Le Mirmillon contre l’Hoplomaque, confie Stéphane Krausz à son voisin. Ils sont tous les deux de même niveau mais dans des styles différents.
Après une nouvelle période de répit, durant laquelle comme des boxeurs sonnés les deux adversaires se jaugent avec des blagues faciles, les coups plus précis et plus perforants partent à nouveau. Mais chaque fois ils trouvent des moyens de bloquer le rire qui monte. Et le duel dure.
Dix minutes. Vingt minutes. Une demi-heure.
Les deux challengers enchaînent avec une période de mitraillage de petites blagues incisives, avant une nouvelle salve de longues blagues profondes. Tous les cours de Stéphane Krausz sont mis à profit par ces deux élèves très motivés. Le Maître ne s’y trompe pas et chaque fois qu’il voit un de ses enseignements utilisé il pousse un petit soupir de fierté derrière son masque tout en nommant la technique précise. Il ne peut s’empêcher de murmurer :
— Ah, bravo. « Le double sous-entendu ». « Le sens caché ». « La triple clef ». « La mise en abyme inversée ». « Le salto arrière ».
Mais au bout d’une heure le galvanomètre est redescendu, il n’oscille plus qu’entre 8 et 13 sur 20. Il monte rarement au-dessus de 14 sur 20. Lucrèce grimace sous son masque blanc.
C’est comme quand je fais l’amour et que je suis au bord de l’orgasme, si ça ne monte pas au premier coup, après je suis bloquée en dessous.
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT ! scande quelqu’un dans la salle.
Lucrèce transpire et remue mains et pieds sous les entraves de cuir pour faire circuler le sang.
Nous nous connaissons trop. Le fait d’avoir enquêté avec lui, d’avoir fait l’amour avec lui, de m’être disputée avec lui, d’avoir joué au jeu des trois cailloux, tout ça a créé des boucliers adaptés l’un à l’autre.
Finalement la Grande Maîtresse se lève et frappe le gong.
— Stop. Ils n’y arriveront jamais.
La salle émet une rumeur d’étonnement.
— C’est parce qu’ils s’aiment, signale-t-elle. Leur affection mutuelle les bloque. Ils ne parviendront jamais à se faire du mal.
La rumeur s’amplifie.
— Je sais, ce n’est jamais arrivé. Mais il fallait s’attendre à ce qu’une telle chose se produise. Nous devons donc nous adapter. Je propose qu’ils soient tous les deux épargnés.
Cette fois des sifflets jaillissent de derrière les masques rose clair et rose foncé.
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT ! répètent des voix derrière les masques.
La Grande Maîtresse en cape violette monte sur le ring et détourne les pistolets des tempes de Lucrèce et Isidore. Elle saisit le micro.
— Non ! Il y a eu assez de morts. Aujourd’hui je décrète que l’amour devient la raison qui permettra le match nul. Qu’on les libère.
Et comme les assistants refusent de lui obéir, elle desserre elle-même les sangles de cuir.
— Je déclare ce match « nul » et donc avec deux vainqueurs. Ce soir nous avons un frère et une sœur de plus dans la GLH.
Cependant la rumeur ne s’atténue pas. Certains frappent des pieds en signe de protestation. Derrière leurs masques les derniers rangs continuent de répéter plus mollement :
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT !
La Grande Maîtresse frappe le gong violemment pour faire résonner le métal.
— Assez de sang ! Je déclare qu’à partir de ce jour nous ferons des PRAUB sans armes mortelles.
La rumeur s’amplifie encore et les talons martèlent le carrelage.
— Sacrilège ! émet une voix sous un masque.
Le mot est repris et s’étend comme une vague.
— La Grande Maîtresse ne peut pas changer un rituel sans notre accord ! lance une voix à l’arrière. Nous voulons élire un nouveau Grand Maître.
— Oui. Élections ! Élections !
Le mot est repris par des dizaines de bouches et devient grondement.
Submergée par le mouvement de révolte des siens, la Grande Maîtresse se tourne vers Isidore et Lucrèce.
— Tous ont risqué leur vie pour entrer et ils ne comprennent pas que je remette en question le rituel. Mais désormais j’en ai assez de tout ce sang versé.
Elle monte et allume le micro.
— Vous voulez l’élection d’un nouveau Grand Maître ? Eh bien vous allez l’avoir. Et tout de suite.
L’agitation de l’assemblée est alors à son comble. Malgré la barrière des masques, les membres de la GLH échangent de vives reparties.
À nouveau la femme en violet frappe le gong.
— Qui veut être Grand Maître à ma place ? Qui ? Parlez maintenant ou taisez-vous et obéissez !
Personne ne répond.
— QUI !!??
Le silence se poursuit. Mais soudain une main se lève dans l’assistance.
— Moi.
Tous se retournent et découvrent un masque mauve.
Lucrèce a déjà reconnu sa voix. C’est Stéphane Krausz.
Sans quitter son masque le producteur fend la petite foule et monte sur scène. La salle est houleuse.
Alors la Grande Maîtresse frappe le gong pour obtenir le silence.
— On l’écoute ! intime-t-elle.
— Deux tendances se dessinent aujourd’hui. La tendance traditionaliste qui veut que nous poursuivions notre chemin habituel. Et la tendance réformatrice qui veut que nous changions les règles en fonction des événements « tragiques » survenus récemment. Pour ma part j’estime que la meilleure manière de montrer que la GLH est forte, c’est de prouver que tel un rocher elle reste immuable malgré les tempêtes et le fracas des vagues.
— Et moi je pense que la loi de l’univers est le mouvement et le changement, dit la Grande Maîtresse de la GLH. Tout change, tout vit, tout bouge. Après l’été, l’automne, après l’automne, l’hiver, après l’hiver le printemps. Nous sommes sortis de l’hiver, et cet hiver a été rude et destructeur. Maintenant nous vivons un printemps, changeons de peau, changeons de rituel. Épargnons la vie.
Une vaste rumeur parcourt l’assistance.
— Nous sommes une société secrète mais démocratique, insiste la Grande Maîtresse, je propose que nous votions à main levée.
Un murmure d’approbation lui répond.
— Qui veut que le nouveau Grand Maître soit Stéphane Krausz ?
Des dizaines de mains se lèvent. Certaines hésitent. Certaines préfèrent se baisser, d’autres remonter.
Aidée de deux assesseurs en cape mauve, la Grande Maîtresse fait alors le décompte : sur 144 membres, 72 personnes se prononcent en faveur du producteur.
— Eh bien, aussi surprenant que cela puisse paraître, nous sommes exactement à égalité. Je propose que nous refassions un vote, au cas où quelqu’un aurait changé d’avis. Qui vote pour Stéphane ?
Ils recommencent, et en effet une personne a changé d’avis en faveur de Stéphane, contrebalancée par une personne qui a changé d’avis en faveur de la Grande Maîtresse. Une troisième hésite, puis finalement baisse sa main.
— De toute façon les mots ont été prononcés. La salle s’est exprimée. C’est un désaveu pour cette politique de réforme. Même s’ils n’osent d’un coup vous affronter, tous en ont assez de vos entorses au règlement. La tradition millénaire ne doit pas être touchée. Jamais.
Le masque violet et le masque mauve se font face. Sourire hilare contre sourire joyeux. Il enlève son masque.
— Jamais.
— Dans ce cas, frère Stéphane, tu connais la tradition de « La remise en question in extremis du Grand Maître ».
Il déglutit.
— Tu peux m’affronter en duel de PRAUB. Si tu gagnes tu auras automatiquement ma place et tu pourras verrouiller la tradition pour que nul ne puisse jamais y apporter la moindre réforme. Le veux-tu ? Je suis prête à m’asseoir dans le fauteuil.
Stéphane fixe le masque immobile.
Il est partagé entre l’envie de prendre le risque et la connaissance de la puissance de son adversaire.
Il se tourne et voit que les mains qui étaient levées en sa faveur se baissent les unes après les autres.
Il jette son masque par terre et file par une porte latérale.
— Y a-t-il d’autres candidats ? demande la femme au masque violet.
Aucune main ne se lève.
— Je me maintiens donc Grande Maîtresse de la GLH et je décide que désormais il n’y aura plus d’initiation mortelle. Nous sélectionnerons plus en amont nos challengers, et quand les gens seront ici ils seront définitivement acceptés.
Applaudissements et huées mêlés.
— Cette décision est la conséquence d’un vote majoritaire. Vous devez vous y soumettre. Quant à vous deux, Isidore et Lucrèce, vous faites désormais partie de la GLH.
Elle frappe dans ses mains et une assistante leur apporte à chacun une tunique, une cape et un masque rose clair.
Puis d’un geste elle invite Lucrèce à se mettre à genoux. La Grande Maîtresse sort une épée et pose le plat de la lame sur chaque épaule.
— Je vous déclare Apprentie GLH. Désormais vous êtes un chevalier de la Cause de l’Accroissement de la Spiritualité sur terre. Vous devrez défendre l’humour contre toutes les forces de l’ombre. Vous devrez gardez le secret sur l’existence de notre Loge et vous devrez solidarité à tous nos frères et sœurs. Jurez-vous obéissance à la GLH, mademoiselle Lucrèce Nemrod ?
— Je le jure.
— Si vous trahissez la GLH, que votre langue pourrisse, que vos yeux se dessèchent, que vos cheveux tombent, et que vos mains tremblent à jamais.
Isidore Katzenberg prête serment de la même manière, à genoux. Il reçoit l’adoubement par l’épée.
Puis la Grande Maîtresse le relève, frappe sur le gong et reprend le micro.
— Et maintenant, j’ai gardé le meilleur pour la fin. Sachez, frères et sœurs, que ces deux nouveaux initiés nous ont rapporté notre trésor : la BQT.